Chapitre 5

 

Aenar courait à perdre haleine, les pieds couverts de poussière, suivi par une Toui de plus en plus épuisée. Il avait oublié son plastron dans la chambre et se sentait dangereusement vulnérable.

— Ne ralentis pas, inutile de m’attendre, ordonna la prostituée. Ta survie est plus importante que celle de mon enveloppe charnelle. 

Derrière eux, Aenar devinait le halètement funeste de la femme-louve, qu’importe ce qu’elle fût. Il saisit Toui par le bras et la força à maintenir l’allure. La jeune femme transpirait à grosses gouttes, le blanc de ses yeux exorbités ressortait dans l’obscurité.

— Courage ! Les renforts seront bientôt là ! l’encouragea-t-il.

— Foutaises ! Je te défends de retourner au Serpent Écarlate, Aenar ! Tu dois me faire confiance, je te guiderai vers une issue.

— Mes compagnons sont là-bas, ils nous aideront ! 

Qu’elle aille aux Enfers avec ses ordres idiots ! Une créature comme cette femme-louve ne les effraierait pas. Une fois le danger éliminé, Aenar et son équipage reprendraient les flots, en quête de nouveaux trésors et d’aventures. Toui était étrange, inquiétante, mais dans de telles circonstances, elle ne régenterait pas sa vie.

Il se faufila sous un minuscule porche qui le contraignit à se pencher, parcourut des allées tortueuses en se fiant à son instinct, espérant ne pas se perdre au cœur du dédale portuaire. Soudain, Toui lui échappa. Elle poussa un cri, chuta dans la poussière et disparut à sa vue au coin d’une rue, entraînée par des crocs acérés.

La démone !

Aenar fit volte-face, brandit Skaering et se porta au secours de la malheureuse.

En s’enfonçant dans la ruelle, il découvrit Toui, étendue sur le dos, en train de maintenir avec peine les mâchoires de la femme-louve à distance de sa gorge. Ses mains poisseuses de sang ne tiendraient pas longtemps. La créature écumait de rage et de surprise : elle ne devait pas imaginer autant de résistance chez ce petit être fragile.

— Soutekesh, emsherit !  siffla Toui.

La démone poussa un grognement furieux et recula d’un bond, abandonnant sa proie. Aenar ne réfléchit pas davantage et porta un coup qui heurta la bête aux hanches. Une longue estafilade lacéra le cuir noir, mordit la chair et révéla les os. Le molosse roula sur le flanc, le voile rouge de ses yeux s’éteignit ; la bête contempla sa plaie avec incompréhension.

Aenar releva Toui, mais la jeune femme retomba aussitôt, à bout de forces.

— Laisse, le poison est en train de la tuer, haleta-t-elle. Je dois quitter ce corps maintenant.

— Quoi ? 

Sans lui laisser le temps de poser davantage de questions, Toui, appuya sa main ensanglantée contre le front d’Aenar en murmurant quelques paroles dans un mède trop ancien pour qu’il en comprenne le sens précis. Il entendit les termes « voyage » et « esprit », puis Toui s’abandonna contre le torse de son compagnon. Elle ne respirait plus, toute étincelle de vie avait déserté son doux visage.

Pauvre gosse, songea-t-il en l’allongeant dans la rue.

Il se tourna en direction de la bête, prêt à achever la démone. Une femme se tenait à sa place, la main plaquée contre sa hanche blessée – mais déjà en train de guérir. Une moue vindicative déformait ses lèvres où courait une fine balafre. Pour la première fois, Aenar remarqua sa peau meurtrie et couturée d’anciennes plaies et cicatrices. Le long d’une de ses cuisses, une brûlure cloquait sa chair jusqu’au mollet. Cette femme avait connu la peur et le combat. Elle chercha son arme de sa main libre, sans la trouver. La chaîne à pointes devait gésir dans la chambre où elle s’était transformée

— Quelle chance t’accordent tes dieux, grogna-t-elle en reculant dans l’obscurité des bâtisses. Mais ça ne suffira pas ! Sœurs, emparez-vous de lui ! 

Aenar se positionna contre un mur et observa autour de lui, prêt à défendre sa peau contre d’autres assaillantes de la même trempe. Mais rien ne bougea, pas un son ne se fit entendre.

— Sœurs ?

Se découvrant seule, la femme poussa un juron et s’enfuit en boitant sévèrement. Quelle erreur, se dit le guerrier en la suivant. Je vais te retrouver et en finir avec toi, louve !

Ne la laisse pas t’emmener où elle veut, murmura une voix féminine dans sa tête. Sauve-toi !

Aenar s’immobilisa.

— Toui ?

— Ereshkidal, corrigea-t-elle. Toui n’était qu’une enveloppe provisoire, rien d’autre.

— Je vais lui régler son compte, elle est blessée, elle ne m’échappera pas !

— Elle a deux compagnes en parfaite santé et tout aussi entraînées. Les épouses d’Hetephros sont dangereuses et retorses. Ne te laisse pas prendre bêtement, Aenar

Celui-ci observa le fil meurtrier de Skaering avec un goût de bile dans la bouche. Chaque parcelle de métal réclamait vengeance. Il ignorait qui était ce Hetephros, ce que lui voulaient ses épouses, mais cette attaque ne resterait pas sans conséquence. Lois de Kemet ou pas, il trouverait ce type et lui ferait cracher le morceau.

Aenar se détourna de la démone et reprit son chemin vers le port, attentif au moindre mouvement dans les ombres. Deux autres créatures comme la première, voilà qui promettait des défis. Il se hâta vers les quais, impatient de retrouver l’équipage. Avec un peu de chance, ses camarades présents à la Maison des Voyageurs auraient déjà alerté le navire du chambard qui s’y était déroulé.

De la poussière lui irrita les yeux. Il se frotta les paupières et constata avec étonnement qu’une sorte de brume grise flottait dans l’air. Des flocons tièdes… Très vite, une odeur caractéristique de bois brûlé parvint aux narines d’Aenar, accompagnée par des appels et des ordres venant des quais. Un frisson parcourut l’échine du guerrier. Un cri, surgi du fond de ses entrailles, s’échappa alors qu’il courait vers le Serpent Écarlate, vers son mât et sa voile en flammes, vers l’épais panache de fumée encore plus noir que la nuit qui montait du bastingage.

— Wotan ! implora-t-il.

Autour du navire, les ouvriers du port essayaient autant que possible de contenir l’incendie, mais un autre bateau avait déjà pris feu et tout le monde semblait débordé.

— Équipage ! Où ? hurla Aenar à l’attention d’un Kémite armé d’un seau d’eau.

— Quoi ? Aide-nous, toi ! Va chercher un seau. 

L’homme le détailla de la tête aux pieds, manifestement surpris de voir débouler un géant hirsute en pagne de cuir et maculé de sang. Aenar le secoua comme un dattier.

— Équipage du Serpent Écarlate ! Où ?

— Oh ! Calme-toi ! Désolé, on n’a sorti que des cadavres. Surpris par feu ! Fini ! mima-t-il en remarquant la mine décomposée d’Aenar.

Celui-ci lâcha le Kemite et accusa la nouvelle.

On n’a sorti que des cadavres…

Les cris et le chaos se muèrent en une simple information. Aenar ne voyait plus que des silhouettes, n’entendait plus le moindre son. Il se mit à errer sans but le long des quais. Son passé, son présent et son futur venaient de mourir. Quelqu’un essayait de lui donner des instructions, mais il ne voulait rien savoir.

— Sur la crique de Sobek… 

Comment ses amis, ses frères d’armes pouvaient-ils être morts ? Pourquoi ? Aenar n’en savait rien, il ne comprenait pas.

— Aenar ! 

D’étranges sensations affluaient en lui. Des larmes embuaient ses yeux, ses mains tremblaient de manière convulsive. Il tenait toujours Skaering, mais elle pendait, la tête vers le sol, aussi pathétique que lui. Une vague douleur lui mordit le biceps. Une piqûre d’insecte ?

— Mais qui m’a fichu un imbécile pareil ? Réveille-toi donc ! 

La voix de Toui semblait énervée. Aenar baissa le regard vers son bras et en retira un dard effilé. Sa conscience des choses revint, il comprit la gravité de la situation en voyant deux silhouettes féminines apparaître non loin de lui, perchées sur un toit.

— Pauvre trésor, minauda une femme au masque d’oiseau en se penchant vers lui, une sarbacane à la main. Que c’est triste de perdre tous ses amis de cette façon… 

L’autre créature, au masque félin, se laissa glisser au sol sans un mot ni un son. Elle atterrit avec une souplesse de chat et contempla sa proie sans la moindre trace de joie. Ses lèvres esquissèrent une moue peinée, puis elle dégaina de longues griffes dissimulées dans ses cestes en bronze.

— Ne te fie pas à la douceur de Tasmin, railla la femme-oiseau. Elle te taillera en pièces si tu résistes. Tu es sous l’emprise d’un poison lent, qui va te priver de tes forces. Laisse-toi faire, étranger. Nous ne te voulons aucun mal. Notre maître veut juste te parler, rien d’autre. 

Aenar saisissait l’idée générale. Il écrasa le dard entre ses doigts.

— Mes amis. Vous avez tué eux ?

— Toi seul importes, rétorqua la femme-oiseau. Tu n’allais tout de même pas nous quitter avant que nous ayons fait connaissance ? 

La femme-chat hocha la tête en le dévisageant. Elle ne parlait pas, mais répondait avec franchise. Puis, elle fondit sur lui, toutes griffes dehors.

Aenar était certes perturbé, mais le poison n’agissait pas assez rapidement pour l’empêcher de se défendre. Une brève passe d’armes, quelques esquives de part et d’autre. Tasmin le jaugeait, elle se méfiait de Skaering, se mouvait avec aisance tandis que le géant frappait avec colère. Il se savait fragilisé, déconcentré par l’image du navire en flammes imprimée dans son esprit. Il devinait aussi ce qu’elle avait en tête : le forcer à remuer pour accélérer l’effet du poison.

— Temporise, Aenar, entraîne-les vers le fleuve. Marche vers l’idole de Sobek. 

Le guerrier fit mine de reculer, laissant Tasmin porter ses coups, prendre l’ascendant sur lui. En hauteur, la femme-ibis les suivait, pleine de morgue.

— Tasmin est une vraie fille de Bastet, tu sais. Elle adore jouer avec ses proies jusqu’à l’agonie. 

Si elle espérait jouer avec ses nerfs, elle se fourrait le doigt dans l’œil. Aenar se concentrait sur la dénommée Tasmin, sur ses coups de griffes, qui ne portaient pas aussi souvent qu’ils le devaient. S’amusait-elle ou faisait-elle preuve de mansuétude ?

Peu importait. Aenar commençait à sentir son bras droit s’engourdir, il luttait pour tenir Skaering correctement. L’odeur du limon devenait de plus en plus prégnante. Le clapotis des vagues ne heurtait plus les pilotis des embarcadères ; la houle roulait sur le gravier et le sable à l’extérieur du port, le long d’une crique. Une pointe rocheuse s’élevait au-dessus du fleuve Neilos et tout au bord, une immense statue d’un homme à tête de crocodile contemplait l’horizon. Le sanctuaire de Sobek, la terreur des pêcheurs et des marins. Un endroit qu’évitaient les Kémites sains d’esprit. La femme-chat eut un moment d’hésitation quand elle remarqua enfin sur quel terrain elle se trouvait. Aenar en profita pour reculer en titubant. Sereine, la femme-ibis cheminait à quelques pas derrière eux. La notion de temps échappait de plus en plus à Aenar, qui peinait à garder conscience.

— Vous voulez quoi ? demanda-t-il pour gagner quelques secondes.

— Toi, voyons, répondit la femme-oiseau. Tu vas t’écrouler, étranger. Cesse de lutter, c’est inutile. Hetephros obtient toujours ce qu’il désire. 

Aenar s’appuya contre l’une des jambes de pierre de Sobek, le gardien du fleuve. Il leva les yeux au ciel et distingua les étoiles. La voûte céleste tournait trop vite, une nausée lui envahit la gorge. Quel étrange endroit pour mourir.

— Pourquoi moi ? 

— Pour le pouvoir que tu possèdes sur la gemme. Hetephros a besoin de ton aide pour la comprendre. Aide-le et il te rendra riche, il t’offrira un statut à Djedou. Tu ne seras plus un pouilleux confiné dans l’enclave des étrangers, mais un sujet honorable, pour l’immense service rendu au premier sorcier de la cité. 

La femme-oiseau s’avança et posa ses mains sur les épaules dénudées de sa sœur, qui reprenait son souffle. Elle pencha son visage sur le côté, afficha un sourire charmeur. Aenar nota que, contrairement à la femme-chat aux longues bacchantes, elle portait les cheveux ras sous son masque. Elle n’en demeurait pas moins séduisante, filiforme et gracieuse. Elle tendit une main avenante vers lui.

— Viens, ami. Oublie la peur, oublie la suspicion. Sois le bienvenu auprès de nous. 

Aenar était épuisé. Ses jambes le portaient à peine. C’était encore cette histoire de pierre, alors ? Ses yeux fatigués croisèrent ceux, noirs et tristes de Tasmin. Ce qu’il y lut le déstabilisa. Le regard de la femme-chat lui enjoignait une seule et unique chose : fuir. L’expression dans ses prunelles lui hurlait de s’enfuir mieux que n’importe quel mot.

Aenar contourna la statue de Sobek, rassembla ses forces et se précipita du haut de la pointe rocheuse, droit dans le fleuve.

*

 

— Par Set le tout-puissant ! jura Thaïs.

Elle se pencha vers les eaux noires, prête à le rejoindre, quand Tasmin lui attrapa le bras.

— As-tu perdu la tête ? Tu veux te noyer ?

— Non, admit la femme-ibis. Et toi ?

— Je ne plongerai pas, même pour Hetephros. Les enfants de Sobek vont dévorer cet homme. On ne peut plus rien faire.

— Il sera tellement furieux, il nous punira pour notre échec. 

Tasmin l’enlaça avec commisération.

— Il a le rubis, signa-t-elle, cela devrait suffire à l’amuser un certain temps. 

Thaïs enfouit son visage dans la chevelure noire de sa sœur. Elle avait envie de pleurer, mais savait que ça ne la mènerait nulle part. Au lieu de ça, elle prit un instant pour réfléchir. Hetephros la châtierait sans doute, mais elle devait garder la tête froide. Toute cette histoire outrepassait le cadre des expériences habituelles de son « époux », plus enclin à jouer avec les cadavres de la nécropole qu’à courir après les rubis ensorcelés. Si lui-même tenait tant que cela à en comprendre les tenants et aboutissants, alors d’autres seraient friands des informations de Thaïs.

— Nous raconterons que Tahura a tout fait échouer, murmura-t-elle à l’oreille de Tasmin. À deux, nous serons plus fortes.

— Si tu le dis, signa la femme-chat, un pli résigné à la commissure des lèvres.

Les deux femmes quittèrent la crique, abandonnant l’étranger à la miséricorde de Sobek.

*

Le contact de l’eau froide lui redonna de la force. Celle de plonger dans l’onde noire sans regarder ce qui s’y tapissait. Celle de s’accrocher à Skaering à tout prix. La hache ne vibrait plus, sa chaleur rassurante s’était éteinte. Aenar venait de sombrer au cœur du Neilos, gardé par les sentinelles du redoutable dieu crocodile et se demandait combien d’entre eux se réjouiraient de faire bombance d’un étranger égaré dans leur domaine.

— Sois fort, mortel, lui murmura Ereshkidal. Tu dois vivre, tu m’entends ? 

Au milieu des algues, des silhouettes indistinctes se mouvaient dans le limon. Elles ressemblaient à des hommes, perdus dans l’immensité obscure. Combien de ses camarades resteraient prisonniers du fleuve au lieu de rejoindre leurs dieux ?

Vivre ? À quel prix ? songea-t-il en se laissant emporter par le courant.

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Aemarielle

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