Chapitre 3

 

Aenar avait une faim de loup. Il dévorait sa deuxième assiette de lentilles et ingurgitait sa troisième coupe de bière d’orge en prêtant l’oreille aux musiciens installés au fond de la salle. Il ne pensait pas dire cela, mais l’atmosphère lui plaisait. Dans son pays, on tenait les skaldrs, poètes et musiciens en haute estime. Bien que la musique fût très différente ici, elle embaumait le cœur fruste d’un guerrier égaré en terre étrangère comme lui. La Maison des Voyageurs abritait beaucoup d’autres spécimens dans son genre, elle résonnait de langues exotiques : mède, abyssinien, dialecte scythe et d’autres dont Aenar ignorait tout.

Cette population hétéroclite se délassait sur des bancs fixés aux murs, autour de tables au bois imbibé de bière. Des joncs recouvraient le sol nu. L’endroit était propre, relativement accueillant et proposait les services de jeunes femmes avenantes pour tenir compagnie aux visiteurs. Une façon de les dissuader d’épancher leurs envies en dehors du quartier portuaire.

L’estomac plein, le guerrier bâilla et s’étira le long de sa banquette. Lui qui pensait être en retard ! Se pouvait-il que son contact ait annulé le marché ? Il jeta un œil nerveux vers la porte. Tout ce chemin pour ne pas être payé, c’était inenvisageable. Hrolf, son capitaine, se foutrait de lui jusqu’à son dernier souffle.

— Encore à boire ? proposa gentiment une petite serveuse à la peau sombre et aux cheveux ras.

— Ja ! répondit-il en tendant sa coupe.

Elle le servit en lui offrant un sourire amène. Il détailla son visage et son crâne presque nu. La plupart des gens ici se dépouillaient de leur pilosité, sans doute pour s’épargner les infestations de vermine liées à la chaleur et à la saleté. Dommage. Elle devait posséder une de ces crinières volumineuses qui eût fait pâlir de jalousie les femmes de son pays. Lorsqu’elle s’éloigna, le guerrier admira le délicat balancement de ses hanches sous les plis de sa robe.

Son attention se tourna brusquement vers la porte qu’on ouvrait avec discrétion. Deux personnes se glissèrent dans la salle. L’œil exercé d’Aenar identifia tout de suite une combattante entraînée dissimulée sous un manteau de lin. Juste derrière elle, une femme à l’apparence plus frêle, apprêtée à l’absurde dans un endroit pareil.

Leur entrée suscita bien des commentaires et des onomatopées peu reluisantes. Néanmoins, la plus grande des deux arrivantes brandit un médaillon fait d’or et de lapis-lazuli ; immédiatement, le propriétaire des lieux intervint pour calmer la clientèle.

— Vous voulez finir dans les geôles de la Medjaï ? Bande de cancrelats, écartez-vous ! 

Le Kémite se fendit d’une courbette obséquieuse, les mains jointes devant lui.

— Mahila, que… Que puis-je faire pour toi ? C’est un honneur, laisse-moi t’offrir à boire. Est-ce que… C’est une inspection ? Viens-tu contrôler la santé de mes filles ? Je t’assure qu’elles sont bien soignées et en parfait état. 

D’un geste, la garde du corps le dissuada d’approcher davantage de sa protégée. Celle-ci repoussa d’une main ses boucles de cuivre ardent – qu’Aenar identifia comme une perruque de très belle facture – et parcourut l’assistance du regard. Avisant le guerrier aux nattes blondes, elle sourit et s’adressa d’une voix suave au tenancier.

— Il me semble que tu possèdes une chambre à l’écart des autres, n’est-ce pas ?

— En effet, mahila. Elle se trouve en haut.

— Est-elle propre ?

— Toujours, j’y veille personnellement.

— Je vais l’occuper un moment. Veux-tu bien y faire porter de la bière et un pichet de lait fermenté ? Je te remercie.

 Les yeux aussi ronds que des pièces mèdes, le propriétaire acquiesça. La femme posa la main sur le bras de sa garde et murmura quelques mots à son oreille, avant de gravir l’escalier menant à l’étage.

D’un pas résolu, la garde du corps se dirigea tout droit vers Aenar. Ses yeux, durs et noirs comme la nuit, se plantèrent dans les siens.

— Ma maîtresse t’attend.

Elle se tenait légèrement en arrière, une moue contrariée sur les lèvres, comme si la proximité avec un étranger l’incommodait. Sa main jouait nerveusement sur le manche de son khépesh.

— Ne faisons pas attendre la dame, décréta Aenar en avalant d’un trait sa coupe de bière.

Il émit un rot sonore en passant devant la Kémite, un rictus narquois devant son expression horrifiée.

— La dame veut connaître l’Aiguillon de Sörter ! lança-t-il à la cantonnade.

Aussitôt, sa pique provoqua l’hilarité générale, mais aussi un brouhaha d’admiration.

— Allez, sois pas chien, invite-nous !

— J’parie que tu redescends avant la fin de la chanson !

Le regard sombre de la guerrière ne suffit pas à éteindre la liesse. Elle monta les marches derrière Aenar en maugréant des jurons dans sa langue. Un couloir étroit menait à une seule et unique chambre, dont le prix exorbitant dissuadait la plupart des visiteurs de la louer.

Une employée les rejoignit, les bras chargés d’un plateau contenant les boissons commandées par la mystérieuse beauté. Le chat de la maison, un mendiant professionnel à la robe marbrée et à la queue tordue, lui emboîtait le pas en miaulant pour réclamer son attention.

— Tiens, laisse-moi te débarrasser, proposa Aenar en retirant son fardeau des mains de la serveuse.

Celle-ci déguerpit sous le regard glacé de la garde, qui ouvrit la porte. À l’intérieur, assise sur la modeste couche comme s’il s’agissait d’un trône façonné pour elle, la jeune femme patientait, les mains posées sur ses cuisses. Son manteau reposait à côté d’elle, révélant la transparence de sa robe sur ses seins à la rondeur troublante.

Aenar resta un instant bouche bée, son plateau dans les mains. Le chat se faufila dans la chambre et se coucha directement sur le précieux vêtement de la visiteuse, qui s’esclaffa. La garde secoua la tête et ferma la porte derrière lui, restant en sentinelle à l’extérieur.

— Bonsoir, maître Aenar, salua poliment la jeune femme d’une voix melliflue.

— Tu es Merikara ? bafouilla le guerrier.

— La révérée Merikara ne se déplace pas. Je suis son émissaire, Nahili. 

Ses iris noisette luisaient sous le feu des braseros. Elle avait fardé ses paupières avec soin, de sorte à rendre son regard encore plus hypnotique.

— Tu es très séduisant, commenta-t-elle avec un naturel désarmant. Je pensais rencontrer une bête sauvage.

— Quoi ?

— Oh ! Pardon, je m’exprime trop vite, tu ne parles pas bien notre langue. Peut-être pourrions-nous trouver une langue commune ?

— Tu parles le mède ?

— Bien entendu. Je suis étonnée et impressionnée : rares sont les gens ici à être instruits dans l‘idiome des anciens rois. 

Elle baissa d’un ton et coula un regard vers la porte.

— Évitons d’en faire étalage. 

Cette fille se pavanait dans un taudis en robe de soie et sandales fines, mais elle s’inquiétait que quelqu’un découvre qu’elle parlait le mède. Bah, du moment qu’elle payait !

— Tu ne veux pas lâcher cela et nous servir à boire ? s’enquit-elle, amusée.

— Bonne idée.

Aenar posa le plateau sur une petite table à côté de la couche. Il versa du lait fermenté dans une coupe qu’il tendit à Nahili et se servit de la bière qu’il avala d’un trait pour se redonner contenance.

L’Ishtarienne dégusta son breuvage avec une lenteur consommée, tout en scrutant Aenar avec une certaine perplexité.

— Tu es seul, nota-t-elle.

— Oui, pourquoi ?

— Non, pour rien. Je pensais que…

— Tu veux peut-être voir ce que Merikara souhaite acquérir ? coupa Aenar, pressé d’en venir au fait.

— Oui, bien sûr, se reprit Nahili, à nouveau maîtresse d’elle-même.

Elle se pencha pour gratter le menton du chat. Celui-ci se lova contre sa cuisse, le ventre exposé, oublieux de sa dignité féline. Voilà à quoi elle te réduira si tu lui tiens trop longtemps compagnie, s’alarma Aenar en fourrageant dans sa besace.

Une fois sur la table, le rubis ressemblait à n’importe quelle autre gemme, si ce n’était son aspect parfaitement rond et poli. Nahili le contempla, le prit entre ses doigts pour jouer avec ses reflets. Aenar n’était pas dupe : cette fille ne savait pas du tout ce qu’elle cherchait. On l’avait envoyée récupérer la commande, alors elle se sentait obligée de montrer qu’elle maitrisait la situation.

— Où l’as-tu trouvé ? souffla-t-elle.

— Sur le cadavre d’un homme. Simrod, la terreur de la Grande Verte, précisa-t-il. 

La jeune femme haussa les sourcils et coula un regard impressionné vers lui. Connaissait-elle Simrod ? Sans doute pas, mais le sobriquet suffisait à effrayer les esprits innocents comme le sien. Elle glissa le rubis à l’intérieur d’une poche cousue dans les plis de sa robe

— Merikara sera heureuse, déclara-t-elle. Voici ton paiement, maître Aenar. 

Elle lui tendit une bourse en cuir de chèvre dont le poids rappela à son nouveau propriétaire de ne pas l’exhiber à la vue de tous. Il la rangea dans sa gibecière pendant que Nahili terminait sa coupe de lait fermenté.

— Je dois partir, à présent. Ce fut un plaisir. 

Elle se leva, une bouffée de son parfum enivrant mêlant jasmin et figues monta aux narines d’Aenar.  D’une main délicate, elle persuada le chat de lui rendre son manteau, qu’elle enfila sur ses épaules avec la grâce d’une princesse. Alors qu’elle ouvrait la porte, le guerrier la retint.

— Tu ne veux pas que je te raccompagne chez toi ? C’est risqué de t’envoyer seule dans un quartier pareil.

— Elle n’est pas seule, corrigea froidement sa garde du corps. Reste à ta place, étranger.

— Bahouet est tout à fait capable de me protéger, rassure-toi. Si l’on te surprenait dans le quartier des temples sans autorisation officielle, tu finirais en prison sans que je puisse y faire quoi que ce soit. Et s’il te plait, ne parle surtout pas de tout ceci autour de toi, nous préférons que cela ne s’ébruite pas. 

Tout sourire, Aenar se pencha sur Nahili.

— Si tu pars tout de suite, les gens vont se poser des questions…

L’Ishtarienne hésita. Elle se mordit la lèvre, les yeux pétillants.

— Eh bien, je ne sais pas.

— Nous sommes attendues, mahila, coupa Bahouet.

Ses iris aussi froids que la glace de Sörter traduisaient tout le bien qu’elle pensait de cette idée.

— Bahouet a raison, j’en ai peur, se ravisa la jeune femme en rougissant légèrement.

— Comme tu veux. Dis à ta maîtresse que l’équipage du Serpent Écarlate sera ravi de lui rendre d’autres services à l’occasion. 

Nahili hocha la tête avant de quitter la maison de bière, sous l’étroite surveillance de la dénommée Bahouet. Aussitôt qu’Aenar fût de retour dans la salle principale, plusieurs types s’amassèrent autour de lui, tels des vautours sur une charogne.

— J’l’avais dit que la chanson serait pas finie ! railla un petit abyssinien râblé.

— Par les mamelles rebondies d’Hathor, ça, c’est une femme…

Un marin au teint olivâtre typique des îles Élènes se porta à ses côtés, un sourire avenant aux lèvres.

— Raconte, sois pas chien ! 

— Entre elle et moi ! Vous taire et boire ! 

Pour moucher la curiosité, rien ne valait une tournée générale. Aenar brandit un shât en hélant le tenancier, pour le plus grand plaisir de l’assistance. Non loin de lui, le chat le fixait de ses yeux d’ambre. Le guerrier lui jeta un morceau de pain entre les pattes pour détourner son attention. Il en avait soupé des enfants de Bastet, ce soir.

*

— Elle sort, annonça Tasmin.

Les trois femmes se renfoncèrent dans les ténèbres. Effectivement, l’Ishtarienne et sa garde quittèrent la Maison des Voyageurs en prenant soin de rabattre leur capuche sur leur visage. La démarche de la prêtresse était légèrement plus raide qu’à son arrivée, elle jouait nerveusement avec le lacet de son manteau. Elle intima à sa garde de presser le pas.

— Je ne veux pas qu’on s’attarde, passons par les sentiers des serviteurs.

— Mieux vaudrait éviter de nous enfoncer dans le quartier portuaire, objecta Bahouet.

— Je veux rentrer au plus vite, cette pierre me pèse.

La Meshekebou la conduisit vers les escaliers, sans remarquer qu’elles étaient désormais suivies. Tahura esquissa un sourire mauvais.

— Quelle bonne idée, emprunter les marches. Elle va passer par les rues les plus mal fréquentées. Suivons-la.

— Calme-toi, je sens ton excitation jusqu’ici. 

Les pupilles de Tahura se dilataient à l’extrême, elle dévoilait ses crocs sans pudeur.

— Ne me dis pas ce que je dois faire, cervelle d’oiseau. Tu oublies mon rang.

— Et toi, tu oublies notre devoir. Hetephros nous a bien dit de rester discrètes. 

Tasmin, quelques pas en avant, se tourna et leur signa de se taire.

— Si la Meshekebou nous remarque, ce sera plus difficile de la vaincre, alors, tenez vos langues. 

Même Tahura déchiffra les gestes de la femme-chat et ravala sa soif de combat. Au fond, ce n’était pas sa faute ; son masque l’inondait du tempérament orageux de Set et de sa fureur guerrière.

Non loin du Mulet, un quatuor d’hommes passablement éméchés s’approcha de Nahili et Bahouet.

— Oh, mais dites, c’est quoi ça ? On s’est perdues, on peut vous aider ? 

Bahouet dévoila sa pique d’un geste menaçant, se plaçant en rempart devant la prêtresse.

— Éloignez-vous sur le champ. Laissez-nous passer.

— Oh ben dis, on veut juste discuter, pas la peine d’être méchante comme ça. 

L’un d’eux dégaina un poignard.

— Ça se prend pour qui à venir ici et à jouer les farouches ? 

Inquiète, Nahili tenta de calmer les soulards.

— Ishtar nous regarde, ne versons pas de sang, je vous en prie. Qui que vous soyez, rentrez chez vous, nous ne possédons rien qui ait de la valeur à vos yeux.

— Ah ouais ? Ta robe à elle seule rapportera un bon prix. Quant à toi…

— Euh, attends, c’est une prêtresse d’Ishtar, balbutia un de ses camarades. Je veux pas que ma queue tombe en poussière, moi !

— Écoute ton ami, avertit Bahouet. Un mot de plus et je te règle ton compte. 

L’individu grommela, observant ses acolytes qui ne semblaient pas disposés à se colleter avec des membres du culte d’Ishtar. Il fit mine de se tourner, mais d’une volte-face, il visa la gorge de la garde avec son arme. Bahouet n’eut qu’à lever son bras pour parer l’assaut maladroit avec le manche de sa pique et d’une flexion du coude, elle enfonça la pointe dans l’abdomen de son agresseur. L’homme en resta bouche bée, comme si la douleur n’était pas encore parvenue à sa cervelle. Ses amis, eux, se portèrent à son secours, pendant que Bahouet faisait reculer Nahili.

— Vous étiez prévenus ! lâcha-t-elle.

Non loin de là, Tahura se laissa tomber à genoux, les lèvres retroussées, le menton dressé vers le ciel.

— Oh non, gémit Thaïs.

Même elle sentait l’odeur ferreuse du sang. Tahura, déjà plus qu’énervée, ne pouvait y résister plus longtemps. Son corps se tordit, se plia d’odieuse façon, son visage féminin s’étira pour se métamorphoser en une gueule sauvage surmontée de son masque. Bientôt, il ne resta rien de la femme-chacal, rien d’autre que des vêtements piétinés par un molosse enragé qui se lança à l’attaque.

Sous sa forme canine, Tahura se déplaçait bien plus silencieusement. Elle fonça sur Bahouet et lui sauta au visage. Sous l’impact, la Meshekebou chuta à la renverse. Nahili poussa un cri et s’enfuit dans les escaliers.

— Rattrape-la, ordonna Thaïs à Tasmin.

Aussitôt, la femme-chat s’élança à la poursuite de la prêtresse, tandis que Thaïs rejoignait Tahura. D’abord pétrifiés par la surprise, les soiffards soulevèrent leur camarade et s’éloignèrent de la bête en balbutiant des prières. La femme-ibis tira une sarbacane de son étui. Pas de témoins. Impitoyable, elle souffla ses dards empoisonnés sur les pauvres hères. Le venin de la minuscule vipère de Décheret agissait vite, il pétrifiait les membres et finissait par interrompre la circulation sanguine. Une fois incapables de marcher, les malheureux n’eurent même pas le temps de comprendre que quelqu’un leur dessinait un nouveau sourire le long de la gorge.

Thaïs observa le soûlard blessé par la pique de Bahouet : il ne respirait plus et contemplait béatement le ciel. Elle se tourna vers l’endroit où se battaient Tahura et la garde. Ou du moins, s’étaient battues. Bahouet gisait au sol, agitée de spasmes, les yeux grands ouverts, pendant que le molosse lui lacérait les entrailles à coup de dents. Le plastron de cuir fin n’avait pas résisté à la morsure surpuissante de Tahura.

— Arrête ! Tu ne vas pas la manger, tout de même ? Tu es folle ? 

Tahura redressa la tête, ses yeux rouges promettant mille morts. Elle grogna, comme si elle la mettait au défi de l’empêcher de savourer son repas.

— Tu as raison, reste donc ici, dévore-la et étouffe-toi avec. Moi, je vais rejoindre Tasmin, on dira à Hetephros que tu as failli ruiner la mission parce que tu es incapable de contrôler ta rage. 

La mention du nom de leur maître sembla faire réagir Tahura. Celle-ci s’ébroua, délaissant le corps mutilé de Bahouet, aux traits désormais méconnaissables. Thaïs désigna la rue où Tahura s’était transformée.

— Quand tu seras calmée, arrange-moi tout ça et récupère tes affaires. Assure-toi que rien ne nous relie à cette histoire. 

Qu’il était bon de donner les ordres…

Thaïs partit en quête de Tasmin. Elle la trouva dans les escaliers des serviteurs, penchée sur la prêtresse inconsciente.

— Tu l’as tuée ? s’inquiéta-t-elle.

— Non, signa la femme-chat, elle s’est cognée contre une marche, mais elle respire encore. 

Des plis de la robe de sa victime, elle extirpa une gemme couleur de sang. Thaïs tendit la main pour la récupérer. La pierre demeura inerte entre ses doigts, ce qui la contraria. Elle qui brûlait de sentir pour de vrai le pouvoir émanant de sa vision, voilà que ce rubis faisait le difficile ! Elle sourit en direction de Tasmin.

— Nous avons réussi, sœur. Hetephros sera ravi. Rapportons-lui sa pierre et l’Ishtarienne, il voudra certainement l’interroger.

— Et Tahura, où est-elle ? demanda Tasmin avant de soulever la prêtresse dans ses bras.

— Elle a du ménage à faire, elle nous rejoindra plus tard.

Les tours du palais menaçaient de s’effondrer. Des créatures ailées, de griffes et de crocs, parcouraient le ciel en crachant des éclairs sur ses murailles d’obsidienne, tandis qu’au sol, des armées se déchiraient sans merci. Des rivières de sang s’écoulaient aux pieds des soldats, donnant naissance à des typhons qui parcouraient le champ de bataille et répandaient des imprécations haineuses sur leur passage. Immergée jusqu’aux hanches dans cette mer poisseuse, Alaia ne pouvait qu’assister au massacre. Une tête encore couverte d’un casque aussi brillant que le soleil glissa jusqu’à elle, portée par une coulée écarlate.

— Tout est ta faute … parvint à articuler le combattant avant de disparaître, englouti sous une vague.

Alaia recula en hurlant.

« N’aie pas peur, petite étincelle, n’aie pas peur… »

Une voix féminine, plus douce et caressante que le souffle du vent de Peret murmurait à son oreille.

« Tu étais si proche, pourquoi hésiter ? Ce n’est pas grave, juste un obstacle dans la course du temps. Je veillerai à mieux te guider désormais. »

Un parfum délicatement musqué emplit l’air quelques instants et Alaia s’éveilla dans la fraîcheur du temple, pelotonnée à même la pierre. Elle s’extirpa d’une couverture rêche – dont elle ignorait la provenance – et observa autour d’elle en se frottant les paupières. Les souvenirs refirent surface, du géant Aenar au bol de soupe tiède qu’elle avait englouti seule, sous le regard de la statue d’Hathor. Les yeux doux de la déesse la contemplaient toujours avec bienveillance.

Dans un bruit traînant de sandales, le prêtre arriva et ouvrit les portes, laissant le soleil inonder l’entrée du temple. De jour, la modeste bâtisse révélait la finesse de ses peintures, ses sculptures murales qui mettaient en exergue toute l’incongruité de la présence d’Alaia. Le serviteur d’Hathor salua la statue avant de se tourner vers son encombrante invitée.

— Hors d’ici, pas de mendiants aux abords du temple.

— Mais, Aenar, il va venir me chercher, implora-t-elle. Je peux l’attendre encore un peu ? S’il te plait. 

Une expression compatissante se peignit subrepticement sur le visage du jeune homme. Très vite, il se rembrunit, rendossant son rôle de gardien.

— Il ne viendra pas, petite idiote. Il a dit ça pour te calmer. Que veux-tu qu’il fasse de toi ? C’est un mercenaire, rien de plus.

— Même pas vrai, menteur ! s’insurgea Alaia.

— Bon, ça suffit, fiche le camp ! 

Le prêtre la raccompagna vertement à la sortie et la poussa dans les escaliers. Alaia dégringola le long des marches et s’écorcha les genoux sur le sable et la poussière de la rue, sous les yeux indifférents de quelques habitants du quartier, déjà prêts pour le travail. Des larmes inondèrent ses joues, brûlantes de colère enfantine.

Personne ne voulait d’elle. De ce novice brutal à Aenar, tous se débarrassaient d’elle comme d’un objet sale, encombrant et inutile. Elle redressa la tête, réservant un regard noir au prêtre, mais celui-ci avait déjà regagné l’enceinte, sans se soucier de son sort. Méchant !

Il mentait forcément, se rassura-t-elle. Aenar allait venir, il le lui avait promis. Pourquoi se serait-il occupé d’elle pour ensuite la laisser tomber ? Elle se cacha à proximité du temple, à un endroit où elle était sûre de voir son sauveur quand il arriverait. Il viendrait, c’était obligé. Pourquoi les larmes refusaient-elles d’arrêter de couler, alors ?

Au milieu de la matinée, Alaia dut se rendre à l’évidence : Aenar ne viendrait pas. Ce sale type avait menti. Ses yeux piquaient, pourtant elle manquait d’énergie pour pleurer ; un chagrin immense lui entravait la poitrine. Elle devait le retrouver, lui dire ce qu’elle avait sur le cœur. Elle le gronderait si fort qu’il serait obligé de la garder.

Elle marchait depuis peu en direction du port, le moral en berne, quand quelqu’un lui saisit le bras pour la retourner. Une gifle magistrale lui échauffa la joue. La surprise passée, elle reconnut le visage longiligne et les cheveux crasseux du gamin qui la dominait d’une tête. Ses narines palpitaient comme chaque fois qu’il était en rogne.

— T’étais où, espèce de poison ? cracha Them. Tu crois que j’ai que ça à foutre de te chercher partout ?

— C’est pas ma faute, me suis perdue ! pleurnicha-t-elle. J’ai passé la nuit toute seule et j’ai failli mourir, mais un géant m’a sauvée ! 

Son minois baigné de larmes avait ému ledit géant. Pas Them. Insensible à ses protestations, il croisa ses bras maigres et leva les yeux au ciel.

— C’est ça, ouais, fais la maligne ! Ce soir, quand j’en aurai fini avec toi, tu regretteras que ton foutu géant t’ait pas bouffée ! 

Il la traîna sans ménagement derrière lui dans le sens opposé au port. Loin d’Aenar et de l’espoir de rester sous sa protection. Elle considéra Them avec un mélange d’amertume et de gratitude. Lui au moins la cherchait. Quelqu’un dans ce monde tenait un peu à elle.

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